Il y a parfois des mots qui peuvent faire aussi mal qu’un coup de
crampons mal placé. La saison 2011-2012 avait pourtant bien commencé, en
Franche-Comté, pour le football amateur. Sans phénomène de violence
majeur à déplorer. Une situation appréciable que savaient savourer ceux
qui possèdent un peu de mémoire locale. Car ces dernières saisons, de
temps à autre, du côté de
Sochaux,
Besançon, Saint-Vit et Pontarlier, les esprits avaient pris la fâcheuse
habitude de s’échauffer à l’approche des frimas hivernaux. En octobre
2006, plusieurs agressions avaient ainsi poussé le corps arbitral,
soutenu par la ligue, à se mettre en grève le temps d’un « week-end
blanc ». Rebelote à la fin de l’automne 2007. L’affaire eut même les
honneurs de la presse nationale,
Libération racontant ces «
Terrains minés pour les hommes en noir ».
Mais en 2011, foi d’observateurs dominicaux, l’état d’esprit semblait correct. «
Tout se passait bien sur le terrain », résume Sébastien Moreira, arbitre professionnel de
Ligue 1
et 2 et président de l’antenne franc-comtoise de l’amicale française
des arbitres de football (AFAF). Tout allait donc pour le mieux dans le
meilleur des stades. Sauf que… Aujourd’hui, la quasi-totalité des
arbitres de niveau régional, une cinquantaine d’hommes en noir, remontés
comme des coucous, se sont mis en indisponibilité pour la reprise du
championnat, fin février. Les matchs de DH, de ligue régionale 2 et 3
sont directement concernés.
« Escroquerie » et « discours populiste »La raison de leur mécontentement ? Petit rappel des faits, pour ceux qui ne lisent pas assidûment
l’Est républicain ou
Le Pays.
Le 4 novembre dernier, lors de l’assemblée générale de la ligue, Daniel
Bourlier, président de la commission des finances, commence à expliquer
qu’il faut faire attention aux dépenses. Entre autres gaspillages, cet
ancien inspecteur divisionnaire des impôts en vient aux frais
d’arbitrage. L’occasion de fustiger le fait que trois arbitres puissent
faire du covoiturage et envoyer ensuite chacun une note de frais. Un
système dont profiteraient certains. Le dirigeant va même jusqu’à parler
d’ «
escroquerie ». Sur le coup, le discours sur la chasse au
gaspi est bien reçu par l’Assemblée, où sont représentés quelque 300
clubs – ce sont eux qui paient les indemnités des homes en noir. Mais le
lendemain, la reprise du terme « escroquerie » dans la presse locale
fait bondir les arbitres. Ils demandent des excuses publiques. «
Le sujet a été lancé comme ça, sans explication et très maladroitement », déplore Sébastien Moreira, qui dénonce un «
discours populiste ». S’il veut bien débattre du sujet du covoiturage «
sur le fond
», il tient à rappeler que le phénomène ne concerne qu’une minorité de
déplacements. Et estime que les bases du débat ont été mal posées : «
Il
faut savoir que ce n’est pas un simple remboursement kilométrique, ce
sont des frais de déplacement. Cela inclut le temps que l’arbitre passe
pour le match. Quel que soit le moyen de locomotion, l’arbitre va
toucher la même chose. S’il prend – j’exagère – l’avion ou le taxi, s’il
dépense de l’argent et que ce qu’on lui donne ne le rembourse pas, tant
pis pour lui, c’est son problème. S’il fait 50 bornes à vélo pour aller
arbitrer, il aura aussi le droit à ses frais de déplacement… »
En
France,
les arbitres amateurs touchent des indemnités d’équipement fixés par la
Ligue – 39 euros par match pour un arbitre central en DH franc-comtoise
– auxquels s’ajoutent des frais de déplacement variant selon la
distance les séparant du lieu du match – un peu plus de 30 centimes au
kilomètre. Partager une bagnole est pour certains un moyen de faire des
économies, tout en ne voyageant pas seul. «
Ce qui fait la grosse
différence, pour certains matchs, ce sont les frais de déplacement.
Parfois, j’arrive à toucher 90 euros, rien que pour l’essence »,
raconte un jeune arbitre du nord de la France qui préfère rester
anonyme. Si le covoiturage est une pratique légèrement borderline, elle
est tolérée : «
C’est quelque chose qui reste officieux. Après, les clubs nous voient arriver dans une seule bagnole, donc ils savent. » Et le jeune arbitre d’ajouter : «
Je
ne me considère pas comme un escroc. Je ne pense pas que ce sont les
dépenses des arbitres qui sont les plus importantes pour la Ligue. Et
quand on voit les primes de matchs qu’offrent certains clubs amateurs à
leurs joueurs… » Et puis partager une caisse, ça casse la solitude, quand il s’agit d’enchaîner les longs déplacements : «
On dit qu’on ‘tourne’ ensemble. Le voyage passe plus rapidement, c’est plus sympa. »
Plaintes pour diffamation et injure publiqueDu
côté de la Franche-Comté, sympa n’est peut-être pas l’adjectif adéquat
pour décrire l’ambiance. Depuis les déclarations fracassantes de
novembre, Noël est passé par là et les esprits ne se sont pas calmés
dans une Ligue où les relations entre dirigeants et responsables de
l’arbitrage sont souvent houleuses. Plusieurs plaintes individuelles ont
été déposées au pénal contre Daniel Bourlier pour diffamation et injure
publique. L’AFAF s’est fendue d’une plainte collective au civil. Les
arbitres, qui souhaitent la démission du président de la commission des
finances de la ligue, exigent des excuses. Ils pourraient attendre
encore longtemps. Car Daniel Bourlier, à la ligue depuis une vingtaine
d’années, ne veut pas revenir sur ses propos. Sans pour autant arriver à
chiffrer le manque à gagner lié au covoiturage. Contacté par
So Foot,
l’homme s’est montré intarissable sur le sujet au téléphone. Tout en
souhaitant que la conversation reste off. Il attend une table ronde
prévue pour le 4 février, où la question sera évoquée entre les
différents protagonistes de la polémique. Roland Coquard, le président
de la ligue, a consenti de son côté à dire aux médias locaux qu’il
n’aurait pas employé le terme d’ «
escroquerie ». Mais les
dirigeants voient surtout dans cette polémique une manœuvre politique
pour tenter de les déstabiliser, alors que les élections de la Ligue se
tiendront en octobre prochain.
A 42 ans, Christophe Torres est
contrôleur à la SNCF la semaine. Le week-end, il chausse les crampons
pour aller arbitrer les matchs de division d’honneur de Franche-Comté.
Et il se défend d’être manipulé par qui que ce soit – «
c’est trop facile de dire ça, de la bêtise pure ». Depuis 1988, le sifflet est comme un prolongement de son corps. «
Je
suis arbitre de ligue depuis le 1er janvier 1991 et j’officie sur les
matchs de DH depuis 16 ans. Étant arbitre central, je vais de temps en
temps chercher en voiture des assistants. Je n’aurais jamais pensé en
arriver là », explique-t-il en référence à sa mise en
indisponibilité jusqu’à la fin de saison qu’il a envoyée à la ligue.
Entre les frais de déplacement et les frais d’équipement, Christophe
Torres se fait «
en moyenne, 70 euros par match ». L’argent n’est donc pas sa motivation, lui parle plutôt d’ «
une passion ». «
J’ai
eu des cas d’agressions physiques, on m’a déjà craché dessus, j’ai
donné sans compter, j’y ai passé mes week-ends, entre les matchs à
arbitrer, les jeunes à superviser. La vie de famille, je l’ai mise entre
parenthèses pendant dix ans. »
Chute des vocations sur les terres de Michel VautrotSébastien
Moreira estime que cette attaque contre les arbitres "fraudeurs" risque
d’avoir des effets néfastes sur les vocations, en chute libre depuis
plusieurs années. «
En 1992, il y avait 1 100 arbitres en Franche-Comté, maintenant ils ne sont plus que 500
(niveau ligue et district confondus, ndlr)», constate-t-il. Un comble
au pays de Michel Vautrot, l’une des figures les plus illustres de
l’arbitrage français. Toujours est-il qu’à vouloir faire des économies,
la Ligue de Franche-Comté risque au final de se retrouver dans la
position de l’arroseur arrosé. Car les arbitres franc-comtois ont décidé
de comparer leurs indemnités aux autres régions. Résultat : ils se
situent parmi les moins bien indemnisés des 22 Ligues en France. Un
sujet de plus qui risque donc de s’inviter à la table ronde du 4
février.
En attendant, les hommes en noir ne devront pas trop
compter sur le soutien des Verts. Paradoxal, quand on sait que le
covoiturage est une attitude green friendly prônée par le parti de
Cécile Duflot et Eva Joly. Alain Fousseret, vice-président du conseil
régional de Franche-Comté et élu EELV chargé des questions de transport
et de multi-modalité, pas trop porté sur le sport, ne «
voit pas trop l’intérêt de commenter ce conflit. » «
Maintenant,
si un jour, hors conflit, vous abordez la problématique des PDE – plan
de déplacement des équipes – avec l’organisation des déplacements en
covoiturage pour aller aux matchs, alors là… ».